L’alcoolisme chez les femmes est en hausse et l’on constate une augmentation de cas d’enfants nés avec des problèmes physiques et psychologiques liés à cette situation.
Méconnu des Mauriciens et de nombreux professionnels de la Santé, le Syndrome d’Alcoolisme Fœtale (SAF) cause énormément de dégâts sur la vie de la maman et celle de son enfant. Des femmes et des enfants frappés par ce drame acceptent de lever le voile pour raconter leur quotidien.
Il y a une dizaine de jours, les résultats sont tombés. Jennifer, 37 ans, est séropositive. Mais elle n’a pas le temps de penser à elle. Jennifer se soucie plutôt de la santé de ses enfants. “Je me demande s’ils ont été infectés. Je veux savoir si, par ma faute, ils auront à faire face aux préjugés de la société.” Anéantie et remplie de remords depuis qu’elle a appris la nouvelle, Jennifer se considère comme une mère irresponsable qui a gâché la vie de ses enfants. “Je ne mérite pas le nom de maman. Je suis une mauvaise mère !”
Ce genre de remords a titillé l’existence de la mère de Marie jusqu’à ce qu’elle meure, il y a trois ans. Mais malgré toutes les souffrances qu’elle a endurées à cause du comportement de sa mère, la jeune femme de 27 ans ne lui en a jamais voulu et l’appelle toujours “maman”.
Le visage marqué par les cicatrices laissées par un mari violent et le buste recouvert de traces d’une ancienne brûlure à l’eau bouillante, Jennifer parle sans aucun tabou des tourmentes de sa vie. Elle était encore adolescente lorsqu’elle a connu l’alcool. À 18 ans, elle en était déjà accro. Avant, et même pendant sa première grossesse, elle descendait quotidiennement pas moins d’une bouteille. Jennifer se levait du lit tous les matins ivre et se recouchait le soir dans le même état. Elle était saoule à chaque fois qu’elle se rendait à son rendez-vous à l’hôpital dans le cadre de sa grossesse. Elle avait toujours en sa possession sa bouteille d’alcool, qu’elle dissimulait dans son sac. “Je n’étais plus consciente de ma vie. C’est la boisson qui guidait mes actes.”
Pour sa part, Marie a assisté, impuissante, à la descente aux enfers de sa mère. Des années plus tard, elle est parvenue à la même conclusion : être élevée par une mère alcoolique est non seulement difficile mais surtout traumatisant. Les mêmes questions revenaient tous les après-midi quand elle rentrait de l’école. Elle se demandait où était sa mère et voulait savoir si elle rentrerait ou pas. Parfois, elle s’interrogeait sur l’état dans lequel sa mère les retrouverait, et appréhendait la suite. Car les disputes entre ses parents étaient de plus en plus fréquentes.
Souvent, après une consommation abusive de l’alcool, on ne se contrôle plus. Pour Jennifer, c’était pire que cela. Il lui arrivait d’oublier qu’elle portait un enfant. Bien qu’elle ait été épargnée la première fois et qu’elle a donné naissance à une petite fille en bonne santé, Jennifer n’a pas pris conscience de ses erreurs. “Mo pa ti ena enn gid kote paran. E kan mo tour monn separe ek mo tifi kan linn gagn de zan, monn koule net.” Pendant les deux ans qu’elle a eu sa fille à ses côtés, Jennifer n’a pas répondu à son rôle de mère. Ses bouteilles d’alcool étaient tout ce qui comptait pour elle. Il lui arrivait d’abandonner sa fille pendant plusieurs jours et de ne rentrer à la maison qu’après s’être dessaoulée. Jusqu’au jour où, las de cette situation, son époux l’a quittée et lui a enlevé sa fille. “La monn deregle net. Tou dimounn ki mo ti zwenn lor sime, mo ti demann zot aste bwar pou mwa. Mo ti al dormi ar tou kalite zom pou kapav aste larak. Mo ti bwar tou se ki mo ti gagne”, raconte Jennifer, le regard perdu et la voix nouée, lorsque se rappelle cette période noire de sa vie.
Jennifer ne sait pas si son deuxième enfant de 8 ans a été atteint : elle a été séparée de son petit douze jours après sa naissance. Mais elle est consciente des dégâts de son irresponsabilité sur ses deux derniers enfants. Le troisième, âgé de 7 ans, a une malformation au niveau du visage et de la bouche; la benjamine, âgée de 3 ans, souffre de troubles comportementaux et d’hyperactivité. Les deux derniers enfants ainsi que le cadet ont une hépatite C. “Je prie Dieu pour qu’ils ne soient pas séropositifs comme moi. Au cas contraire, je sais que je vais mourir. Mo pe pas martir ek mo zanfan ousi pe soufer akoz mwa.” Le chagrin de Jennifer se reflète sur son visage. La culpabilité la ronge quotidiennement. Grâce au soutien du père de ses deux derniers enfants, Jennifer essaie de se donner une deuxième chance. “Je veux pouvoir chasser les démons qui ont détruit ma vie et envisager une meilleure existence.”
Marie regrette qu’à ce jour, aucun médecin ne peut établir un diagnostic de sa maladie. Tous ceux qu’elle consulte lui disent ne pas savoir de quoi elle souffre exactement. Marie a été forcée de se faire à l’idée qu’elle vivra avec sa maladie sans savoir si elle en guérira un jour. Après une scolarité difficile et mouvementée, la jeune fille s’est reprise en main et a mis toutes les chances de son côté pour entamer une carrière professionnelle. Diplômée en informatique, elle exerce comme formatrice dans un centre spécialisé. “Je ne suis pas comme les autres, je le sais ! Tout ce que je demande, c’est de pouvoir rejoindre un groupe de personnes souffrant de cette même maladie. On se comprendrait mieux et on pourrait mieux communiquer.”
Marie et Jennifer souhaitent que le Syndrome d’Alcoolisme Fœtale soit pris au sérieux dans les services de Santé à Maurice afin que les personnes puissent être soulagées de leurs souffrances.
Le tabou de l’alcool à Maurice joue beaucoup sur cette difficulté à aborder l’alcoolisation fœtale, souligne Priscilla Martial, Operations Manager à Étoile d’Espérance. La prévention de l’alcoolisation fœtale, découverte en 1973, est inscrite depuis 2004 parmi les objectifs prioritaires de la Loi de Santé publique en France. Mais ce problème reste encore méconnu des Mauriciens. De nombreux professionnels de la Santé ne se sentent pas suffisamment concernés, confie Micaëlla Clément, Finance & Project Manager à Étoile d’Espérance. Si la consommation de tabac est systématiquement abordée dans les consultations prénatales, celle de l’alcool l’est beaucoup moins. Micaëlla Clément estime qu’il y a un gros travail à faire. “Vous imaginez qu’à Maurice, on ne peut même pas détecter la maladie ! C’est grave ! Ce qui fait que des chiffres exacts ne peuvent être révélés. Il faut prendre le problème à la racine et commencer à sensibiliser toute la population.” Il faudrait avant tout oser en parler.
À Étoile d’Espérance, le constat est qu’il y a de plus de plus de femmes qui sont des victimes de l’alcool. De plus, elles sont de plus en plus jeunes à faire face à l’alcoolisme. “Avant, on accueillait les 35 +; aujourd’hui, la majorité de celles qui viennent au centre est à peine âgée de 20 ans”, confie la psychologue clinicienne, Christiane Fok Tong.
Cette tendance veut que parallèlement, parmi les patientes d’Étoile d’Espérance, elles sont nombreuses à avoir donné naissance à un enfant souffrant du Syndrome d’Alcoolisme Fœtal (SAF). Au centre, l’inquiétude règne à ce sujet. “Nous avons déjà beaucoup d’enfants qui souffrent de cette maladie. Dans une dizaine d’années, ce sera pire”, prédit Christiane Fok Tong.
Comme moyen de prévention, l’équipe d’Étoile d’Espérance pense qu’il faudrait avant tout faire prendre conscience de la gravité de la maladie aux membres du corps médical. La sensibilisation doit commencer par eux. Ainsi, les gynécologues obstétriciens, les pédiatres, les puéricultrices et autres membres de la Santé ne se retrouveront plus en difficulté pour aborder le sujet et le message passera facilement. “Il est temps de tirer la sonnette d’alarme et d’agir vite !”
Du peu de souvenirs qu’elle a gardés de son enfance et de son adolescence, Marie évoque une existence bouleversante. Elle n’a jamais été comme les autres enfants de son âge. En plus d’être privée de l’amour et de l’affection de sa mère, elle devait affronter les moqueries et les critiques de ses camarades d’école et de son entourage. On lui reprochait souvent de ne pas se comporter correctement, d’être malpolie, de ne pas s’habiller comme il faut.
Marie souffre en fait de dysfonctionnements comportementaux. Le Syndrome d’Alcoolisme Fœtale se manifeste particulièrement par des signes d’hyperactivité, d’impulsivité et de mauvaise coordination. “C’est facile pour les gens de me critiquer sans se demander si je souffre d’une maladie quelconque. Même aujourd’hui, certains continuent à rire de moi.” Des larmes aux yeux; les mains d’abord, puis tout le corps qui commence à trembler, les dents qui claquent… Marie peine à parler de sa maladie. Elle est envahie par la peur. Lorsqu’on l’interroge sur les difficultés qu’elle affronte au quotidien, pas un mot ne sort de sa bouche. La jeune fille est paralysée et n’est plus en mesure de contrôler ses émotions. Il lui faut quelques minutes pour se reprendre. Marie a découvert qu’elle souffrait du SAF plusieurs années après sa naissance, alors que les symptômes commençaient à surgir plus régulièrement. Comme il n’y a pas de traitement approprié, la jeune fille se retrouve seule, livrée à elle-même. Elle n’a personne à qui parler lorsqu’elle va mal.
L’exposition prénatale à l’alcool peut induire un ensemble d’altérations très diverses sur l’organisme en développement, pouvant s’exprimer non seulement durant la vie intra-utérine, mais également après la naissance, durant l’enfance, l’adolescence et même à l’âge adulte. L’appellation anglo-saxonne Fetal Alcohol Spectrum Disorder (FASD) reprend le Syndrome d’Alcoolisme Fœtal (SAF) ainsi que les effets fœtaux alcooliques (EFA). La notion du SAF a été introduite pour la première fois en 1973 par Jones et Streissguth. Le SAF est la forme la plus sévère des altérations provoquées par l’alcool et survient suite à une consommation élevée, que ce soit de façon chronique ou épisodique. Les EFA surviennent quant à eux généralement pour des consommations moindres.
Le SAF comprend un retard de croissance pré et postnatal : diminution du poids, de la taille du corps et de la circonférence de la tête. Il peut aussi entraîner des altérations du système nerveux central : retard du développement mental, diminution des capacités intellectuelles, anomalies neurologiques, troubles d’apprentissage, dysfonctionnements comportementaux divers (troubles du sommeil et réflexe de succion réduit chez le nouveau-né, mauvaise coordination, hypotonie, irritabilité, hyperactivité, impulsivité, troubles de l’attention et de la mémoire, troubles de l’élocution).
Des malformations diverses dans les formes graves (cerveau, cœur, reins, yeux, squelette) et une dysmorphie crâniofaciale sont aussi courantes. Dans le cas d’une dysmorphie, les conséquences peuvent s’atténuer avec l’âge, mais les aspects évocateurs restent visibles : espace entre le nez et la lèvre supérieure (philtrum) long, avec des sillons estompés ou effacés; lèvre supérieure fine; fentes palpébrales (distance entre le coin interne et le coin externe de l’œil) courtes, “petits yeux”.
Dans 30% des cas, d’autres malformations peuvent également toucher le cœur, les reins, les organes génitaux, la peau, le squelette, les membres, le cerveau, les yeux et les oreilles.
L’alcool est potentiellement nocif à tous les stades de la grossesse, notamment pendant les premières semaines, alors que la femme ne sait pas encore qu’elle est enceinte. Les effets de l’alcool peuvent influencer aussi bien l’embryon, le fœtus, que le décours de la grossesse. Le risque et la gravité des effets augmentent parallèlement à la quantité moyenne d’alcool consommée et au nombre de verres ingérés par occasion.
L’alcool passe librement et rapidement la barrière placentaire et se retrouve dans le liquide amniotique et le sang fœtal. Sa concentration est alors bien plus élevée que chez la mère car l’équipement enzymatique de détoxication (ADH) n’apparaît chez le fœtus qu’au deuxième mois de la grossesse et reste peu actif.
Les effets de l’exposition prénatale à l’alcool sont variables et dépendent de nombreux facteurs tels que la qualité d’alcool consommée, des stades de grossesse au cours desquels l’alcool a été consommé, de la capacité de la mère à métaboliser l’alcool, de l’équipement génétique du fœtus…
Lors du premier trimestre, on note la survenue prépondérante d’anomalies structurelles et anatomiques ainsi qu’un plus grand risque d’avortement spontané. Au cours des deuxième et troisième trimestres, il existe plus fréquemment un retard de croissance dit harmonieux, un risque de prématuré, ainsi que des anomalies fonctionnelles, tout particulièrement cérébrales.
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