Mère 40 ans, tabac et alcool pendant la grossesse… Les apparences sont trompeuses (et le déni tenace)
Billet de blog par Sylvain Fevre le 11-08-2014
Nombreux sont les médecins qui dévoilent un peu de leur quotidien sur la toile. Anecdotes, états d’âme ou coups de gueule, Egora.fr a sélectionné pour vous quelques-uns des meilleurs billets de médecins blogueurs. Aujourd’hui Sylvain Fevre, généraliste, réalise que les patients ne sont pas toujours ceux que l’on imagine au premier abord.
LÉA, 1 MOIS, QUELQUES SECONDES AVANT LE DÉBUT DE LA CONSULTATION :
- Ouverture du logiciel informatique donnant accès à l’avis de naissance ainsi qu’au certificat du 8ème jour.
- Papa non identifié.
- Maman, 40 ans.
- Grossesse suivie à partir du second trimestre.
- Tabac et alcool pendant la grossesse.
- Retard de croissance in vitro ! Ah, probable petite erreur de saisie de la version papier à la version numérique du certificat par l’agent administratif qui savait pertinemment qu’on parle plus souvent de Retard de Croissance In Utero qu’in vitro 😉
- Petit poids de naissance.
Bon, comme ça commence à faire beaucoup, le logiciel fait apparaître des clignotants, qui clignotent, normal. S’il le pouvait, il serait sur le point de retentir aussi fort que la sirène des pompiers ! Alerte rouge.
ARRÊT SUR IMAGE, PREMIÈRE RÉFLEXION :
On pourrait dire : « Putain font *** ces vieilles de 40 berges alcoolo tabagiques qui se font engrosser par le premier venu qui se retire aussitôt sans penser aux conséquences ! Vraiment hein, vive la France, ah elle est belle la France ! »
Mouais.
Ouais, mais nan en fait. Ya les mots, et y a derrière les mots.
Je m’attends à voir une maman sortie tout droit du film « Les Visiteurs », une gueuse puante aux dents jaunes et au verbe digne des plus belles envolées lyriques d’un Franck Ribery clean de chez clean.
Et…
Même pas. Rien de tout cela. Comme quoi les mots.
Une femme radieuse entre en poussant le landau. Elle prend Léa dans ses bras, s’assoit. Nous entamons la conversation. Une consultation comme les autres.
» Non docteur, je n’allaite pas Léa, je sais que c’est pas bien.
» Mais non Madame, faites ce qui vous convient, c’est ça le principal, ne culpabilisez pas.
Malgré son petit poids de naissance, Léa se porte bien, l’évolution de ses courbes de croissance est bonne. Allongée face à moi sur le plan d’examen, elle me fixe. Après quelques dizaines de secondes d’observation, elle ébauche un sourire. Nous faisons connaissance. Je poursuis l’examen.
Je profite de cette consultation du premier mois pour expliquer à la maman de Léa les vaccinations que l’on pourra débuter le mois prochain. Les vaccins obligatoires, ceux qui ne le sont pas mais tout de même recommandés.
» Mais docteur, s’ils ne sont pas obligatoires, c’est qu’ils ne sont pas importants. Ils ne sont peut-être pas efficaces ou au contraire trop dangereux ? Et vous docteur vous en pensez quoi ? Vous avez des enfants ? Vous les avez vaccinés ? Je vous fais confiance….
Cela peut paraître simple, je trouve que ça ne l’est pas tant que ça.
En raison de quelques malaises décrits dans la littérature, je remplace la prescription de sortie de maternité d’Uvestérol par une autre vitamine D. Il paraît selon certains que seuls les pédiatres prescrivent correctement les vitamines aux enfants. Soit…
Je préserve bien évidemment la maman de Léa de ces gamineries (eh ben toi tu sais pas faire ça euh ! Et moi je fais ça mieux que toi euh ! Nananananerre euh !). Et je décide de ne pas l’affoler sur les raisons de ce changement de prescription de vitamine. Je préfère aborder la question du tabac puisqu’il est écrit sur le logiciel : tabac et alcool pendant la grossesse.
Derrière les mots…
C’est à partir de là que j’en découvre un peu plus sur la vie de cette femme et l’arrivée de ce bébé. Lorsqu’elle a appris tardivement et avec stupéfaction sa grossesse, la maman de Léa a stoppé aussitôt et d’elle-même ses dix cigarettes comme ses deux à trois verres d’alcool quotidiens. A son âge, et dans sa situation, elle ne s’attendait pas à ça. Rien à voir avec l’image de cette alcoolo tabagique négligeant sa grossesse que pouvaient laisser entrevoir les signaux d’alarme de mon logiciel.
Et le papa ? Y a automatiquement un papa. Goldman peut chanter tant qu’il veut qu’elle a fait un bébé toute seule, je ne peux m’empêcher d’être harcelé par le célèbre questionnement stromaesque « Papaoutai ? » puisqu’il doit bien y avoir un papa. Le papa apparaît de façon spontanée dans cette histoire. Sans que je lui pose la question, la maman de Léa m’explique que ce papa est très présent, il est gaga de sa fille même s’il est bien embarrassé d’avouer cette paternité à son épouse. Oui, la maman de Léa est la maîtresse du papa. Rien à voir avec cette alcoolo tabagique négligeant sa grossesse et prête à se faire engrosser par le premier venu dont elle se souvient à peine du prénom. Papa non identifié sur le papier, mais réelle histoire d’amour secrète.
Derrière les mots et l’absence de mots…
Rien à Signaler, tout va bien, les courbes de croissance sont parfaites, Léa est une belle princesse souriante (en vrai dans le carnet de santé on écrit plutôt un truc du genre : « bon développement staturo-pondéral et psychomoteur » quand on le remplit le carnet et qu’on fait les courbes de croissance…) mais les vaccins vont la faire pleurer quelques instants. Les médecins ces bourreaux ! Heureusement maman est là. Echanges de regards émouvants entre elle et sa fille. Le papa a-t-il mis sa femme au courant ? Peu importe, ça ne me regarde aucunement. On explique la conduite à tenir en cas de survenue de fièvre, etc… ça roule, on se revoit le mois prochain.
Lapin !
Derrière le mot lapin, il faut lire : rendez-vous non honoré. Le truc régulier en médecine, souvent un simple oubli, parfois un foutage de gueule volontaire. Il y a un peu de tout derrière le mot lapin. Certains voudraient aller jusqu’à punir les poseurs de lapin. Soit.
Dans le cas de Léa, je suis surpris. J’avais l’impression que sa maman était en confiance, que ça collait. Mais voilà, parfois on se trompe, et rien ne l’empêche d’aller voir ailleurs. C’est ainsi. Même si intérieurement quelques questions naissent : « Qu’ai-je fait ou dit qui ne lui a pas convenu ? »
Quelques heures après ce lapin, je reçois un appel. C’est au sujet de Léa, et ce n’est pas sa maman qui souhaite me parler mais un médecin. Tiens tiens, je n’aime pas ça, rien de grave j’espère.
Le nom de ce médecin ne me dit rien. Lorsqu’il m’annonce sa fonction, je comprends aussitôt. Un grand frisson me glace la colonne des lombes jusqu’à l’occiput.
Le médecin que j’ai au bout du fil travaille au Centre de Référence sur la Mort Inattendue du Nourrisson. Je ne verrai pas Léa pour sa consultation du troisième mois. Aucun autre médecin ne la verra. Rien à voir avec le lapin traditionnel, le simple oubli.
Derrière les mots…
Derrière les mots du médecin de ce centre, je raccroche.
Le choc, la sidération. Reprendre ses esprits, essayer de comprendre, se remettre en question. Les questions ? Ai-je posé ces questions ? La question du couchage, la position, le lit etc… Je me perds dans les dates, dans les âges, j’imagine que le fils aîné de la maman de Léa est peut-être de la génération où l’on conseillait le couchage sur le ventre. Léa était-elle couchée sur le ventre ? 10 000, 20 000, 30 000 questions à la fois, pourquoi ? Putain de *** ! Mais pourquoi ?
L’impuissance du médecin, la cruauté du destin.
Le lendemain, la maman de Léa m’appelle. Elle sait que je sais, je sais qu’elle sait que je sais, on n’a pas besoin de se le dire. Je lui propose un rendez-vous. J’ai le sentiment qu’elle n’osait pas me le demander et que c’est un soulagement pour elle.
Derrière les mots… Des mots qui ne veulent pas toujours tout dire, d’autres mots qui ne veulent absolument rien dire, et ces silences tellement parlants.
Elle avoue qu’elle souhaitait cette rencontre. Elle veut repasser sur chaque lieu où elle et Léa sont allées. Une sorte de pèlerinage. C’est elle qui parle. Je suis dans mes petits souliers. Quoi que je fasse ou que je dise, je sens que je serai maladroit et terriblement niais. Les mots me manquent. Derrière les mots qui ne sortent pas, je sens que les larmes, mes larmes, sont dans les starting-blocks. Les siennes, intarissables, sont entrecoupées de sourires lorsqu’elle partage les bons souvenirs qu’elle retiendra de sa princesse. Puis de longues périodes de silence. On ne fait que se regarder, des minutes qui s’étendent et des échanges probablement tout aussi importants que des mots. Savoir ne rien dire, ne rien faire, alors que tant de choses se jouent.
Les démarches pour les obsèques. Papa sera présent. Il était là à la conception de Léa, il sera là pour le dernier au revoir. La douleur d’un père. Les aveux à son épouse. Des scènes de vie tragiques. Des plaies qui cicatriseront lentement.
Je suis bien incapable d’évaluer la durée de cette rencontre, de percevoir avec précision son intérêt et son impact, peu importe. La maman de Léa l’a souhaitée, moi ou un autre, maladroit ou pas, on s’en fout. L’important était cette béquille humaine, ce quelqu’un, cette présence, même et peut-être surtout silencieuse.
Fin de journée, début du week-end, je rentre à la maison, sonné, vidé, KO debout. Affalé dans le canapé, une bière à la main, le regard trouble, j’entends des mots au loin. Une seconde bière me ravive l’esprit, mon regard s’éclaircit, les mots se rapprochent. Ce sont les mots de mes enfants qui se chamaillent. Mes mots reviennent.
Derrière les mots…