2 avril 2015 : Le Monde (science et médecine)
Ce devrait être une excellente nouvelle : la première cause de handicap mental et d’inadaptation sociale non génétique est complètement évitable. Mais les troubles causés par l’alcoolisation fœtale (TCAF), c’est-à-dire l’ensemble des manifestations qui peuvent survenir après une exposition prénatale à l’alcool, demeurent un problème méconnu de santé publique.
Dans le monde occidental, presque un individu sur cent (9 sur 1 000 naissances vivantes) est concerné, selon les estimations reconnues par les autorités sanitaires. Soit, en France, quelque 8 000 nouveaux cas par an, dont 800 avec la forme la plus spécifique, le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), qui résulte de consommations maternelles très élevées.
Mais la fréquence des TCAF pourrait être bien supérieure, si l’on en croit des études épidémiologiques récentes. Une enquête américaine, publiée en novembre 2014 dans la revue Pediatrics, évalue entre 2,4 % et 4,8 % leur proportion chez les enfants de 6-7 ans habitant une ville du Midwest. En 2006, la même équipe avait trouvé une fréquence du même ordre dans des écoles primaires de la région du Lazio, en Italie. Le poids de ces pathologies est plus lourd encore dans les populations particulièrement exposées à l’alcool, en Russie et en Afrique du Sud par exemple, ou dans certaines communautés (Indiens d’Amérique, Aborigènes…). Elles sont aussi surreprésentées chez les enfants adoptés dans des pays de l’Est, ou en milieu carcéral.
Prévention sur la consommation de toute boisson alcoolisée pendant la grossesse, repérage des femmes enceintes à risque, diagnostic précoce et prise en charge adaptée des enfants atteints… Dans la lutte contre ces handicaps évitables, des pays comme le Canada font figure de modèle. En France, faute d’un système coordonné, le bât blesse à tous les niveaux. « Notre pays a un retard considérable sur ce sujet, résume le docteur David Germanaud, neuropédiatre (hôpital Robert-Debré AP-HP, université Paris-Diderot, à Paris). Depuis les années 1960, plusieurs vagues de médecins très engagés ont essayé de remettre ce sujet à la place qu’il nécessiterait en santé publique, mais aucun n’y est vraiment parvenu. »
Ainsi de Denis Lamblin, président de l’association SAF France. En 2001, ce pédiatre, qui exerce sur l’île de la Réunion – un des départements français où la consommation d’alcool est parmi les plus élevées –, a créé un réseau pour aller à la rencontre des familles en difficulté avec ce toxique. « En onze ans, nous en avons accompagné près de 400. Plus de la moitié des femmes ont arrêté de boire, et 20 % ont diminué leur consommation. Cela a permis la naissance de vingt-six enfants indemnes de TCAF, et évité des centaines de grossesses non désirées, énumère ce médecin militant. Le réseau a coûté 3 millions d’euros, mais a permis d’en économiser dix fois plus, si l’on prend en compte l’amélioration de la santé des mères, les soins et placements évités… »
Brésil, Canada… le docteur Lamblin et son association ont noué des collaborations sur le sujet avec plusieurs pays, mais peinent à le faire reconnaître comme grande cause nationale en France. « Chaque heure, dans notre pays, un enfant naît avec un cerveau endommagé à vie par ce tératogène qu’est l’alcool. Le coût global annuel est de l’ordre de 9 milliards d’euros. J’ai rencontré au moins quatre ministres de la santé, sans réussir à les convaincre de mettre en place un réel plan de prévention », soupire-t-il.
Un constat d’autant plus rageant que c’est en France qu’a été initialement décrit le tableau le plus complet des atteintes dues à une exposition prénatale à l’alcool. En 1968, à l’issue d’une étude sur plus de cent enfants, le pédiatre nantais Paul Lemoine a démontré que ceux dont la mère est alcoolique souffrent d’un ensemble très particulier de symptômes : retard intellectuel, anomalies de la croissance et du comportement, malformations cardiaques et osseuses, et surtout visage caractéristique dès la naissance. Mais ses résultats, qui laissent sceptiques ses confrères, ne sont publiés que dans une revue locale. La définition du syndrome d’alcoolisation fœtale sera donnée en 1973 dans la revue britannique The Lancet par… deux pédiatres américains.
Depuis, d’autres formes moins spécifiques ont été identifiées, et il est désormais établi que les troubles forment un continuum. Dans une fiche d’information aux professionnels datée de 2013, la Haute Autorité de santé (HAS) indique que ces anomalies neuro-développementales s’expriment parfois par un retard mental; le plus souvent par des difficultés d’apprentissage; des troubles du calcul, du langage, du comportement, des facultés d’adaptation et des conduites sociales; et par une déficience sensorielle.
Le cas le plus fréquent est une forme partielle, « responsable de troubles neuro-développementaux, d’échec scolaire, de troubles des conduites, de délinquance et d’incarcération, de consommation de produits à l’adolescence », liste la HAS.
En France, ces pathologies sont largement sous-diagnostiquées. A commencer par la forme la plus spécifique, le syndrome d’alcoolisation fœtale. Entre 2006 et 2008, le docteur Juliette Bloch, alors épidémiologiste à l’Institut de veille sanitaire, avait étudié la faisabilité d’une surveillance du SAF dans les régions et départements français couverts par des registres de malformations congénitales et de handicaps. Et elle s’était heurtée « au désintérêt de nombreux professionnels de santé à dépister ce syndrome à la naissance ».
« Les taux de prévalence calculés varient d’un département à l’autre et d’une année à l’autre, suggérant une sous-déclaration importante, très opérateur-dépendante », écrivaient Juliette Bloch et ses collègues dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), en 2009. Les autres atteintes sont encore plus ignorées, la question d’une exposition prénatale à l’alcool étant rarement posée face à des troubles des apprentissages ou du comportement.
« Le tableau clinique peut être trompeur, car les enfants avec des TCAF sont souvent à l’aise à l’oral. Mais leur mémoire immédiate est défaillante, ce qui entrave les apprentissages et la vie sociale », souligne le docteur Bloch, qui a suivi ce dossier comme directrice scientifique de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) – poste qu’elle vient de quitter. Pourtant, insiste-t-elle, « il est très important d’établir le diagnostic afin de pouvoir apporter aux familles toute l’aide et l’accompagnement dont elles ont besoin, pour la scolarité et la vie quotidienne de leur enfant, et pour préparer son avenir ». Sans compter la prévention possible pour de futures grossesses.
« Les effets tératogènes de l’alcool sont bien documentés. Au premier trimestre de grossesse, ce toxique augmente le risque de malformations et peut induire une dysmorphie faciale. Au deuxième et au troisième trimestre, il perturbe plus insidieusement croissance et maturation cérébrale, précise David Germanaud. Compte tenu de la variabilité de la susceptibilité individuelle, le risque est présent même pour des consommations en apparence modestes. » L’éthanol affecte la formation des neurones et leur migration. Récemment, des chercheurs français, Valérie Mezger (CNRS) et Pierre Gressens (Inserm), ont montré, chez la souris, que ces anomalies impliqueraient la modification par l’alcool de l’activité des protéines HSF, mises en jeu dans les réponses au stress cellulaire (résultats publiés dans Embo Molecular Medicine d’août 2014).
Le débat reste cependant ouvert sur la dose à partir de laquelle il y a danger pour l’embryon ou le foetus. Le 14 août 2014, dans la revue Nature, sept universitaires américains regrettaient la culpabilisation excessive des futures mères. La politique très répressive menée par le gouvernement américain dans les années 1980 a conduit beaucoup de buveuses modérées à ne pas consommer d’alcool pendant leur grossesse, sans pour autant faire chuter les TCAF, justifient-ils. Ils se réfèrent aussi à une récente série d’études danoises qui ne retrouvent pas de troubles neuro-développementaux chez les enfants de 5 ans dont la mère a bu des quantités modérées d’éthanol (1 à 6 verres par semaine) pendant sa grossesse. Lors de leur publication, en 2012, ces travaux et leur conclusion plutôt rassurante avaient été très médiatisés. Au grand dam des spécialistes des TCAF, furieux de voir saper leurs messages de prévention par des études jugées critiquables sur le plan méthodologique. Faute de seuil sous lequel la consommation est sans danger, le message de santé publique doit être clair, martèlent-ils : zéro alcool pendant la grossesse (voire dès un projet de grossesse).
En octobre 2007, après un long combat sous l’impulsion de la sénatrice de La Réunion, Anne-Marie Payet, la France a été le premier pays d’Europe à imposer un message sanitaire en ce sens (sous forme de pictogramme ou de texte) sur les bouteilles de boissons alcoolisées. Mais, en l’absence de contrainte sur la dimension du pictogramme, beaucoup d’alcooliers jouent la discrétion. Au fil des années, le logo est parfois devenu si petit qu’il est illisible. Une réflexion est en cours pour revoir les conditions de taille du pictogramme, indique la direction générale de la santé, qui mentionne aussi l’existence d’autres actions auprès des professionnels et du grand public, déjà menées ou à venir dans le cadre du plan gouvernemental contre les addictions 2013-2017.
Les messages de prévention, qui avaient fait l’objet de deux campagnes nationales au moment de l’adoption du logo, sont-ils vraiment passés ? En théorie, apparemment : en 2007, 87 % des femmes savaient qu’il ne faut pas du tout boire d’alcool pendant la grossesse. En pratique, pas vraiment, comme le montrent deux enquêtes qualitatives menées en 2007 et en 2010 par la sociodémographe Stéphanie Toutain (université Paris-Descartes) à partir d’échanges entre femmes enceintes sur des forums Internet. « Ces personnes sont préoccupées par l’impact sur l’enfant à naître d’une consommation d’alcool en cas de découverte tardive de la grossesse, ce qui est en lien avec le développement du binge-drinking chez les jeunes, explique-t-elle. Pour autant, elles ne sont pas très bien informées. Ainsi, le premier mois de grossesse est souvent considéré comme une période sans risque. Un tiers de ces internautes pense que le message du “zéro alcool pendant la grossesse” est destiné aux alcooliques. Alors, elles s’autorisent des boissons alcoolisées de temps en temps. L’enquête montre aussi que peu abordent le sujet avec leur gynécologue, ou que le praticien se contente de conseils de modération. En fait, leur source d’information de référence reste bien souvent leur mère, qui a elle-même bu pendant sa grossesse. »
Les données de l’enquête nationale périnatale de 2010 confirment que le problème est loin d’être anecdotique : près d’une femme sur quatre (23 %) déclare consommer des boissons alcoolisées au cours de sa grossesse. Et, contrairement à une idée reçue, il ne s’agit pas des plus vulnérables. « Globalement, ce sont les femmes de niveau social le plus favorisé, les plus âgées, avec un nombre d’enfants élevé, qui sont le plus souvent consommatrices de boissons alcoolisées durant la grossesse », constate l’équipe de Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles (Inserm) dans un article paru le 7 mai 2013 dans le BEH.
« En fait, les femmes connaissent le message, mais ne mesurent pas les conséquences pour leur enfant. Elles agiraient sans doute autrement si on leur disait que l’alcool peut affecter son niveau scolaire ou son avenir professionnel », résume Stéphanie Toutain, qui déplore, elle aussi, les difficultés à se faire entendre sur ce dossier.
Le repérage pendant la grossesse est aussi loin d’être optimal. « En principe, toute femme enceinte devrait être interrogée sur ses habitudes de vie en début de grossesse, lors de l’entretien prénatal précoce, mais seulement quatre sur dix bénéficient de ce dispositif, note la néonatologiste Michèle Weil (CHU de Strasbourg). Il y a encore un tabou énorme sur l’alcool au féminin. Il est presque moins infamant pour une femme de dire à une sage-femme qu’elle a un problème d’opiacés que de boisson ! Pourtant, les conséquences sont potentiellement bien plus lourdes pour l’enfant. L’exposition prénatale aux opiacés peut induire un syndrome de manque spectaculaire à la naissance, mais il n’y aura pas de séquelles, alors que les atteintes dues à l’alcool sont irréversibles. »
Et si la femme n’en parle pas, les professionnels qui suivent les grossesses ne se rendront probablement compte de rien. « La plupart du temps, ces futures mères n’ont pas de stigmates physiques, car les dégâts de l’alcool sur l’organisme ne se voient qu’après plusieurs décennies », ajoute Michèle Weil.
Faute de programme national, ce sont surtout des initiatives qui font avancer ce combat de santé publique. En Languedoc-Roussillon, toutes les maternités publiques ont une sage-femme « référente addictions » depuis janvier 2012, à la suite d’un financement de l’Agence régionale de santé. « Ces sages-femmes sont formées et soutenues par le réseau Naître et grandir en Languedoc-Roussillon », précise Corinne Chanal, référente périnatalité et addictions. A Paris, le jeune neuropédiatre David Germanaud a mis sur pied une consultation consacrée aux troubles neurodéveloppementaux en contexte d’alcoolisation fœtale, quasi unique en France. En deux ans, cette activité débutante a déjà pris en charge une cinquantaine d’enfants exposés à l’alcool ou porteurs de TCAF, diagnostiqués à la naissance ou dans l’enfance. Il intervient parfois aussi avant même la naissance, auprès de femmes enceintes à risque repérées par l’équipe d’addictologie mobile ou celle de la maternité. Une mission délicate. « Il n’y a pas toujours de diagnostic de certitude, et on doit être capable de donner des explications aux parents, sans les culpabiliser ni tomber dans le déni. Surtout, il faut les armer pour qu’ils deviennent les meilleurs avocats de leurs enfants », insiste David Germanaud. Mais le plus grand défi reste celui de la sensibilisation de la population, des professionnels de santé… « Il faut arrêter de tourner autour du pot, tout le monde est concerné », plaide le neuropédiatre.