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Prévention de l’ensemble des troubles causés
par l’alcoolisation fœtale à La Réunion
Fetal alcohol spectrum disorder prevention in Reunion Island
D. Lamblin*, T. Maillard, C. Provost, M. Ricquebourg
CAMSP, Fondation Père Favron, IMS Charles Isautier, Membre fondateur de REUNISAF,
3 rue Marius et Ary Leblond, 97450 Saint-Louis
La problématique de syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF)
La toxicité de l’alcool durant la grossesse entraîne à des degrés variables sur le fœtus, un retard de croissance, une dysmorphie faciale, des malformations, et surtout une atteinte cérébrale s’exprimant par des troubles cognitifs et des troubles comportementaux générateurs de conduites d’exclusion sociale [1]. L’ensemble des troubles causés par l’alcoolisation fœtale (ETCAF) désigne toutes les répercussions (physiques, cognitives, comportementales…) qui peuvent survenir chez une personne dont la mère a consommé de l’alcool au cours de sa grossesse. Il regroupe, selon la nomenclature IOM [2] et IOM révisé [3], un ensemble d’affections telles que le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), le SAF partiel (SAFp), les troubles neurologiques du développement liés à l’alcool (TNDLA) et les malformations congénitales liées à l’alcool (MCLA).
Les répercussions cliniques forment un continuum de la forme la plus grave, la plus facile à diagnostiquer que nous dénommons le SAF, jusqu’aux formes dites « légères ou modérées » qui passent de nos jours souvent inaperçues alors qu’un diagnostic précoce permettrait aux enfants dépistés de bénéfi cier d’un accompagnement préventif de désavantages sociaux [4].
La consommation d’alcool pendant la grossesse représente la cause majeure de retard mental d’origine non génétique ainsi que d’inadaptation sociale de l’enfant [5] et de surcroît totalement évitable.
À l’île de La Réunion, il est noté une incidence élevée des SAF et SAF partiel, estimée à 4,3 pour mille naissances [6,7], et les enfants porteurs de SAF représentent 10 % des enfants en institutions spécialisées [8]. Dès 1996, la prévention des effets de l’alcool sur le fœtus a été inscrite comme une priorité régionale de santé. Les campagnes de prévention primaire et les formations mises en place sur toute l’Ile, y développent une prise de conscience collective vis-à-vis de cette problématique. Au CAMSP Sud, l’écoute des mamans et de leur famille nous permet de mieux comprendre leurs itinéraires de vie. Beaucoup de souffrance, de violence, de ruptures, de solitude, d’insécurité, de non-dits ont émaillé leur vie, souvent dès leur petite enfance [9]. L’alcool, facile d’accès, s’inscrit dès l’adolescence comme une échappatoire face à l’incompréhension et l’isolement social. Dans ce contexte de dépendance, la survenue d’une grossesse ne fait qu’aggraver cette image négative. À la naissance, la « sauvegarde de l’enfant » est la priorité du projet. Les placements d’enfants, en urgence, ne peuvent être des solutions uniques.
EFFETS DES « PETITES » CONSOMMATIONS MATERNELLES D’ALCOOL SUR LE FŒTUS.
LA CONTROVERSE.
Par Dr Alain Fourmaintraux, CHU Sud Réunion (2017)
LLa publication d’une série d’articles danois (1-5) qui concluent à l’absence de preuve de conséquences neurologiques chez les fœtus de mères ayant bu de petites quantités d’alcool pendant leur grossesse a eu un retentissement plus important que les études ayant montré le contraire (6,7). Leurs conclusions ont été reprises par le Centre de Renseignement sur les Agents Tératogènes (CRAT) (8) et la revue Prescrire (9) et transformées en certitude d’innocuité par la presse et différents sites de l’internet (10). Il paraît nécessaire de mettre en garde les femmes enceintes contre les conclusions hâtives.
♦ AGENT TÉRATOGÈNE
L’alcool est un agent tératogène reconnu. Est-il raisonnable de chercher la plus petite dose nocive d’un agent tératogène ? A-t-on jamais cherché la plus petite dose nocive de la Thalidomide pendant la grossesse ? Et prendrait-on le risque de prescrire un quart de comprimé de Thalidomide une fois par semaine à une femme enceinte ?
♦ DÉFINITIONS DU SAF, DE L’ETCAF ET DES CONSOMMATIONS « ACCEPTABLES »
Les définitions des formes cliniques d’alcoolisation fœtale retenues par le CRAT ne contiennent pas la notion d’Ensemble des Troubles Causés par l’Alcoolisation Fœtale (ETCAF). Cependant, sa prévalence, mondialement estimée à au moins 1 %, dix fois celle du SAF proprement dit, a un retentissement individuel, familial, scolaire, social, économique et judiciaire plus important que le SAF.
Les conseils de consommation pendant la grossesse, selon le CRAT (8) (moins de 2 unités d’alcool par jour, ou moins de 1 Alcoolisation Ponctuelle Intense (« binge drinking* ») par semaine) et selon la revue Prescrire (9) (ne pas dépasser 4 verres par semaine et 2 verres en une occasion), correspondent en fait aux comportements des femmes enceintes aux États-Unis, relevées par le Center for Disease Control and Prévention (CDC) (11) : 10 % des femmes enceintes ont consommé de l’alcool dans le mois précédent et 3 % en ont fait un usage aigu (binge drinking). Or ces consommations sont associées une prévalence de 2 à 5 % de TCAF chez les écoliers du primaire aux États-Unis (11). Le conseil de ne pas dépasser une consommation aiguë par semaine (ce qui peut faire trois par mois) pourrait bien causer jusqu’à 5% de TCAF chez les enfants du CP.
S’il est impossible de prouver, chez la femme, qu’une seule alcoolisation aiguë suffise à provoquer un TCAF, il existe toutefois (12) une nette corrélation entre la gravité des formes cliniques de l’ETCAF et la répétition des binge drinking. La plasticité réparatrice du cerveau a des limites.
♦ ÉCUEILS DES ENQUÊTES ÉPIDÉMIOLOGIQUES ET IMPOSSIBILITÉ DES EXPÉRIMENTATIONS HUMAINES
Le caractère volontaire d’adhésion des groupes de populations, l’évaluation des consommations par auto-déclarations (téléphoniques), les facteurs de confusion difficilement détectables… sont des difficultés inhérentes aux articles épidémiologiques (13). On peut aussi discuter de la valeur des tests utilisés pour apprécier le développement intellectuel des enfants exposés. L’évaluation par un seul QI global à 5 ans, par exemple, est insuffisante et trop précoce, et l’on doit regretter l’absence d’utilisation de tests qui apprécient le comportement social (Wineland) quand on connaît l’importance de cette complication tardive chez les enfants exposés in utero à l’alcool.
Les études humaines ne peuvent servir à déterminer des posologies « sûres », puisqu’elles excluent, par définition, pour des raisons éthiques évidentes, les essais contrôlés randomisés (13). Il faut donc tenir compte des études animales.
Chez la souris, l’administration d’une dose d’éthanol équivalant à un seul binge drinking à des termes correspondant au premier et au troisième trimestre de l’embryogenèse humaine, provoque chez l’animal adulte des lésions cérébrales et comportementales, différentes selon le terme, mais toujours présentes (14).
Chez le souriceau, une brève alcoolémie de 0,5 g/L provoquée pendant 30 mn suffit à provoquer l’apoptose de 20.000 neurones (15). Or la prise de deux verres de vin à 30 mn d’intervalle par une femme de 55 kg provoque une alcoolémie de 0,6 g/L (qui est partagée par le fœtus). Les quatre unités d’un binge drinking, tolérées par le CRAT, provoqueraient chez la même femme et son fœtus une alcoolémie de 1,20 g/L.
Une telle expérience ne peut évidemment être réalisée dans l’espèce humaine, mais elle doit être considérée de la même façon que l’on considère, pour l’AMM, les effets tératogènes des médicaments révélés par l’expérimentation animale.
Pour définir les limites de sécurité d’exposition à des produits chimiques, des médicaments, des additifs alimentaires, etc., les toxicologues utilisent des expériences sur les animaux et divisent les doses maximales d’exposition qui ne montrent aucun effet indésirable de toute nature (NOAEL) par 50 ou 100 pour les appliquer à l’espèce humaine (16). Si l’on considérait l’éthanol comme un médicament ou un additif alimentaire, il faudrait donc tenir compte de la dose maximale qui ne provoque aucun effet indésirable chez l’animal et la diviser par 50 ou 100 et l’on serait bien en dessous des quantités admises par le CRAT. Et pourtant, cette démarche, qui peut paraître excessivement précautionneuse, n’a pas permis de mettre en évidence les effets nocifs de certains additifs, comme le bisphénol A, car elle n’avait pas étudié la confluence nocive d’associations de toxiques ayant chacun un NOAEL établi (effet cocktail). Ne peut-il exister un effet cocktail entre des facteurs inconnus et des faibles consommations d’alcool pendant la grossesse ?
Si l’alcool était un médicament, il serait contre-indiqué pendant toute la grossesse. Pourquoi tolérer d’un « nutriment » ce qui ne serait pas toléré d’un médicament ?
♦ LES DIFFÉRENCES INDIVIDUELLES
La biodiversité fait que les individus se distinguent les uns des autres par de nombreux polymorphismes génétiques que les enquêtes épidémiologiques n’étudient pas. Il en est ainsi des variantes individuelles des enzymes de dégradation de l’alcool. Ainsi, certains polymorphismes des ADH (alcool déshydrogénases) abaissent le QI des enfants de mères qui ont bu de petites quantités d’alcool pendant la grossesse, mais n’abaissent pas le QI des enfants des mères abstinentes (13). Mais la biodiversité des individus est bien plus vaste. Aux multiples mécanismes tératogènes de l’alcool, s’ajoute la variété des facteurs maternels et environnementaux, de sorte qu’il est impossible de définir pour chaque mère et chaque fœtus l’effet de la consommation d’une quantité donnée d’alcool, même estimée « petite ou modérée ». On sait par exemple (12) que l’effet tératogène d’une même quantité d’alcool varie avec l’âge de la mère, sa masse corporelle, son alimentation, son niveau culturel, son niveau social, ses relations sociales et religieuses, son état psychologique, ses autres consommations toxiques… Peut-on tenir compte de toutes ces variabilités individuelles dans les campagnes d’information publiques ?
♦ CONFLITS D’INTÉRÊTS
Même les auteurs qui ne déclarent pas de lien avec l’industrie de l’alcool ne peuvent prétendre être indemnes de tout conflit d’intérêts tant l’alcool fait partie de la culture occidentale, imprègne l’inconscient de chacun et entraîne une tentation de déni. L’histoire de la dénonciation des effets nocifs du tabac et de l’amiante montre à quel point le négationnisme peut réfuter la science… jusqu’au scandale ! La « doxa » – le « bon sens », selon certains — est plus puissante que la vérité scientifique. L’information qui lui est conforme passe facilement, celle qui s’y oppose se heurte à la négation. Les lanceurs d’alerte font souvent les frais de leurs annonces.
♦ INTERPRÉTATION MÉDIATIQUE DES ARTICLES SCIENTIFIQUES
L’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence. C’est une règle fondamentale de la logique. Ne pas pouvoir mettre en évidence un effet néfaste ne permet pas d’être sûr qu’il n’existe pas. Or les médias passent souvent outre les réserves des scientifiques, font rapidement d’une absence de preuve une preuve d’absence et considèrent en l’occurrence comme « sûre » pour le fœtus une faible consommation maternelle d’alcool, qualificatif qui n’a cependant pas été utilisé par les auteurs. Les conséquences sont importantes pour le grand public qui, un jour ou l’autre, ne pourra admettre qu’une fiabilité ainsi répandue puisse se révéler fausse. Il faut rappeler aux journalistes scientifiques leur responsabilité.
♦ CONCLUSION
Toutes ces considérations confortent le conseil prudent d’abstention totale d’alcool pendant la grossesse. La seule posologie d’alcool pendant la grossesse qui soit totalement sûre est une posologie nulle : 9 mois, 0 alcool est le seul conseil scientifiquement recommandable (16,17,18). Il est la résultante d’un consensus mondial.
Alors, que dire à une mère qui a bu « un peu », « accidentellement » pendant sa grossesse ? La rassurer, l’inciter à ne pas récidiver, si la grossesse est en cours, et lui conseiller adroitement, en temps voulu, de faire suivre l’évolution cognitive et comportementale de son enfant et de son adolescent. Une demande d’interruption de grossesse ne pourrait être considérée par un Centre Pluridisciplinaire de Diagnostic Prénatal (CPDP) que s’il existait une forte probabilité que le fœtus soit atteint d’une affection d’une particulière gravité et incurable, conditions évidemment non remplies dans la situation exposée ci-dessus.
*Binge drinking (Alcoolisation Ponctuelle Intense) ≥ ou 4 unités d’alcool en une seule occasion chez la femme, ≥ ou 5 unités chez l’homme.
Références
1. Falgreen Eriksen HL, Mortensen E, Kilburn T et al. The effects of low to moderate prenatal alcohol exposure in early pregnancy on IQ in 5-year-old children. BJOG. 2012.
2. Kesmodel U, Eriksen HL, Underbjerg M et al. The effect of alcohol binge drinking in early pregnancy on general intelligence in children. BJOG. 2012.
3. Kesmodel U, Bertrand J, Stovring H, Skarpness B, Denny C, Mortensen E. The effect of different alcohol drinking patterns in early to mid pregnancy on the child’s intelligence, attention, and executive function. BJOG. 2012.
4. Skogerbo A, Kesmodel U, Wimberley T et al. The effects of low to moderate alcohol consumption and binge drinking in early pregnancy on executive function in 5-year-old children. BJOG. 2012.
5. Underbjerg M, Kesmodel U, Landro N et al. The effects of low to moderate alcohol consumption and binge drinking in early pregnancy on selective and sustained attention in 5-year-old children. BJOG. 2012.
6. Willford JA, Richardson GA, Leech SL, Day NL. Verbal and visuospatial learning and memory function in children with moderate prenatal alcohol exposure. Alcohol Clin Exp Res. 2004 ;28:497-507.
7. Sood B, Delaney-Black V, Covington C et al. Prenatal alcohol exposure and childhood behavior at age 6 to 7 years: I. dose-response effect. Pediatrics. 2001 ;108:E34.
8. http://lecrat.fr/articleSearch.php?id_groupe=21
9. http://www.prescrire.org/fr/3/31/47196/0/NewsDetails.aspx
10. Béatrice Kammerer. En leur interdisant de boire, on terrorise les femmes enceintes (une fois de plus) Slate.fr 7 octobre 2016
http://www.slate.fr/story/124884/terroriser-femmes-enceintes
11. Tan CH, Denny CH, Cheal NE, Sniezek JE, Kanny D.
Alcohol use and binge drinking among women of childbearing age – United States, 2011-2013. MMWR Morb Mortal Wkly Rep. 2015 Sep 25;64(37):1042-6. doi: 10.15585/mmwr.mm6437a3.
http://www.cdc.gov/mmwr/preview/mmwrhtml/mm6437a3.htm
12. Philip A. May, Ph.D. and J. Phillip Gossage, Ph.D.
Maternal Risk Factors for Fetal Alcohol Spectrum Disorders. Not as simple as it might seem Alcohol Res Health. 2011; 34(1): 15–26.
13. Sarah J. Lewis, Luisa Zuccolo, George Davey Smith, John Macleod, Santiago Rodriguez, Elizabeth S. Draper, Margaret Barrow, Rosa Alati, Kapil Sayal, Susan Ring, Jean Golding, Ron Gray. Fetal alcohol exposure and IQ at age 8: evidence from a population-based birth-cohort study. PLoS One. 2012 ;7(11):e49407.
doi: 10.1371/journal.pone.0049407. Epub 2012 Nov 14.
14. B Sadrian, M Lopez-Guzman, DA Wilson and M Saito
Distinct neurobehavioral dysfunction based on the timing of developmental binge-like alcohol exposure.
Neuroscience. 2014 November 7; 0: 204–219. doi:10.1016/j.neuroscience.2014.09.008.
15. Young C, Olney JW. Neuroapoptosis in the infant mouse brain triggered by a transient small increase in blood alcohol concentration. Neurobiol Dis. 2006;22:548-554.
16. European FASD Alliance. Even low to moderate alcohol consumption during pregnancy can be harmful. http://www.eufasd.org/pdf/lowmod.pdf
17. Swedish NIPH. Low dose alcohol exposure during pregnancy – does it harm? https://www.folkhalsomyndigheten.se/pagefiles/12314/R2009-14-low-dose-alcohol-exposure-pregnancy.pdf
18. Department of health. The Pregnancy Book. London : Crown copyright, 2010.